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« Notre » vie en confinement

mardi 21 avril 2020Non classé

Témoignage du Docteur Ségolène Couraud, 31 ans – Réanimateur à l’hôpital Jacques Monod, Le Havre

Ce qui se passe actuellement est indescriptible… hallucinant… inconcevable… impensable… sans précédent… invraisemblable… inimaginable… du jamais vu… aucun de ces mots n’est assez fort et puissant pour le décrire… Mais c’est bien réel !

Il est 8h, je pars au travail malgré le confinement, la peur au ventre, le stress et l’adrénaline montent. Au volant de ma voiture, je branche une playlist pour me booster… parce que je sais que ma journée sera intense, compliquée… épuisante, mais je dois tenir jusqu’à 20h30. Je n’ai pas besoin d’attestation quotidienne…je suis réanimateur.

Le confinement a débuté depuis quelques jours, le Covid-19 fait rage dans l’Est de la France, atteint le bassin parisien… et arrive à grands pas sur Le Havre. Si dans les rues le temps s’est arrêté…dans les hôpitaux il s’est accéléré… un branle-bas le combat, une course permanente… haletante… un marathon sans fin.

Notre journée débute sur les transmissions, moment où l’équipe de nuit relate les faits de la nuit… Habituellement ce sont 1 chef et 1 interne, mais devant l’urgence, l’équipe est passée à 2 chefs… puis à 3 chefs de nuit avec 1 interne, pour faire face à l’afflux de patients… et gérer un service de réanimation qui a doublé son capacitaire pour accueillir le plus de patients possibles, avec des aides médicales et paramédicales pour grossir les équipes… Car seuls, rien n’aurait été possible !  Les transmissions en ce moment, ce sont des patients qui arrivent à l’hôpital avec un peu d’oxygène et des difficultés pour respirer, puis 1h après, le débit d’oxygène a déjà doublé… et 2h après ils sont en réanimation avec des débits au maximum de ce qu’on peut faire en les gardant conscients… Et quand vient la décision d’une intubation avec assistance respiratoire, ce sont des regards de peur, des patients qui savent que l’issue peut être fatale… « Docteur, je vais m’en sortir ? » Que répondre ? On ne sait pas…Alors on les endort en essayant de leur changer les idées juste avant, de les apaiser… dans ce genre de situation c’est plus que compliqué… Intuber un patient implique également une pose de cathéters pour l’administration des traitements permettant le coma artificiel ou pour surveiller leur tension artérielle en continue…c’est aussi une décharge de stress et d’angoisse pour toute l’équipe, car ces patients sont instables à l’extrême sur le plan respiratoire…ça signifie qu’une fois endormi, c’est une course contre la montre pour leur poser le tube au bon endroit dans la trachée pour les faire respirer sur machine…Une montre dont les secondes sont très longues, des chutes de saturation très profondes avec un risque majeur pour les organes du patient…une concentration extrême, une organisation au millimètre près…avec également une exposition certaine au virus et un risque de contamination de tous les soignants se trouvant au côté du patient. L’ensemble de cette prise en charge, c’est 2h enfermés dans la chambre, impossible d’en sortir étant donné qu’on est habillé en mode cosmonaute pour se protéger…étant donné que nos tenues ne sont pas en quantité suffisante… de même que les masques…que le matériel en général…que les médicaments…imposant une adaptation quotidienne de nos pratiques.

Et pendant que cette équipe se consacre au maintien en vie de ce patient, une autre équipe part évaluer un autre malade dans les étages qui est lui aussi atteinte du Covid-19…mais qui lui devra être intubé d’emblée devant sa gravité…même pas le temps de temporiser avec de l’oxygène haut débit…Et une fois intubé et cathétérisé, il faudra le mettre sur le ventre…Une technique barbare mais reconnue qui consiste à retourner le patient pour aider à ventiler des zones mal ventilées des poumons lorsque la personne est sur le dos…Une technique risquée, car toute mobilisation de ces patients, même une simple toilette, ou de redresser le lit, est un risque majeur de désaturation…une chute d’oxygénation de ses organes…et donc un risque de défaillance de ces organes, un risque de séquelle au cerveau, d’arrêt cardiaque…un risque de décès…ajouté au risque d’exposition des soignants.

L’urgence est là, dans la nuit il y a eu 4 admissions, et un patient déjà hospitalisé qui s’est dégradé secondairement et qui a dû être intubé…Un autre qui a été mis sur le ventre…L’équipe de nuit était alors à 2 chefs…la réanimation n’était pas encore pleine avant cette nuit…L’équipe de nuit n’a pas dormi…Ah oui, cette nuit-là, j’y étais…Courir partout, être appelées par les infirmières parce qu’untel se dégrade, untel n’urine plus, untel respire mal, untel s’agite, untel a des troubles cardiaques surajoutés…C’est d’ailleurs au décours de cette nuit que mes collègues se sont inquiétés doublement de comment nous allions gérer la crise, comment on allait tenir si les nuits suivantes étaient semblables…suite à cela également qu’un 3ème chef a été ajouté sur la tranche horaire de nuits, qu’un nouveau secteur de réanimation a été ouvert…que le planning a encore changé…Qu’il change à vrai dire toutes les semaines en fonction des nouveaux médecins d’autres spécialités venant nous aider, du nombre de lits de réanimation, de l’afflux des patients, de l’épuisement de l’équipe…il faut se préserver sur la longueur…on ne sait pas combien de temps cette guerre va durer !

Les transmissions sont interrompues par une infirmière : le respirateur d’untel ne le ventile plus correctement, un collègue se hâte d’aller voir ! Est-ce parce qu’il se réveille et qu’il faut modifier les paramètres ?…ou au contraire qu’il s’aggrave et qu’il faut le curariser pour préserver sa fonction respiratoire…Les curares, un paralysant puissant, paralysant notamment le diaphragme pour que le patient n’ait aucun effort respiratoire à faire de façon à paramétrer le respirateur selon les besoins de ses poumons…ces curares, les sédations, ces techniques de réanimation prolongées dans ce contexte de Covid-19 grave agressant les poumons outrageusement, ce sont autant de traitements qui, pour sauver une vie, affaiblissent le corps humain d’une manière violente…Ce sont des patients qui, s’ils se réveillent, auront besoin d’une rééducation très importante, prolongée, qui garderont potentiellement des séquelles irréversibles, un impact sur leur quotidien…des patients qui mettront du temps à se remettre de cette épreuve physique extrême que représente une telle prise en charge réanimatoire. C’est à cause de cet impact majeur que la réanimation n’est pas accessible à tous…Car des patients déjà trop fragiles avant un tel séjour ne pourraient pas supporter tous ces traitements…alors des décisions parfois compliquées sont prises AVANT leur admission…parce qu’accepter ces patients trop fragiles ne serait autre chose que de l’acharnement thérapeutique…et qui serions-nous pour nous permettre un tel acharnement ? Ce sont alors des patients qui seront accompagnés dans leur fin de vie.

Dans l’Est, en région parisienne, dans certains hôpitaux de France, ce virus a même été jusqu’à imposer des décisions inhumaines, pesantes et atroces aux médecins…des décisions qu’aucun n’aurait jamais souhaité ne serait-ce que d’y penser un jour…une réalité inimaginable, un poids extrême sur leur conscience…à la hauteur de leur colère de voir certaines populations ne pas respecter le confinement ! Les conséquences de ce virus ont dépassé l’imaginable…et les marques de telles décisions sont indélébiles…tant sur le plan physique que moral.

De toute cette horreur virale, ce qui ressort comme étant le plus dur à vivre pour les équipes…ce n’est pas l’urgence, qui est un quotidien pour des soignants de réanimation, ce n’est pas de nous protéger, ce n’est pas la peur d’être contaminés même si elle est palpable, ce n’est pas la quantité de travail car on se déploie et la solidarité inter-équipe est incroyable, ce n’est pas toute la réorganisation de nos pratiques médicales même si elle est chronophage…Ce qui marque, ce qui nous crève le cœur…C’est l’interdiction des visites extérieures. Une interdiction obligatoire pour protéger les familles, qu’on comprend bien évidemment…Mais qui est tellement inhumaine…tellement difficile à supporter…Notre réanimation a l’habitude d’être ouverte 24h/24 pour les familles qu’on reçoit (médecin, interne et infirmier) dans une salle à part, à qui on explique les situations, à qui on donne des nouvelles, qu’on soutient comme on peut en annonçant le risque de décès de leur proche. Aujourd’hui, ce n’est plus possible…et nos patients arrivent seuls dans le service, s’aggravent seuls…Le dernier visage qu’ils verront avant d’être plongé dans le coma est le nôtre…la dernière main serrée sera la nôtre également…Nous avons alors décidé de maintenir le lien comme nous pouvions, mettant un point d’honneur à appeler la personne de confiance tous les jours, quelle que soit l’évolution de l’état de santé du patient, pour les informer, un moyen de les soutenir, de leur montrer qu’on pense à eux…mais les appels se ressemblent malheureusement beaucoup…et les annonces de dégradation se font suite « nous tentons un traitement de dernière chance…si ça ne fonctionne pas, nous n’aurons rien d’autre à lui proposer » …ou d’une stabilisation dans un état particulièrement précaire risquant de basculer à tout moment…Mais faire passer le message de gravité uniquement par téléphone est particulier…il n’y a pas le regard, reflet de l’âme, par là où passe l’empathie, la compassion, il n’y a pas tout le langage non verbal qui permet de se rendre compte…Nous n’avons que notre voix et nos mots…alors nous pesons cette voix et choisissons nos mots…faire passer le message en évitant la violence de l’annonce…

Initialement, il était question d’une mise en bière immédiate avec impossibilité pour les familles de faire leurs adieux…avec une perte d’humanité dans la mort de ces patients…isolés….C’est aussi en ça qu’on ne souhaite à personne d’être hospitalisé dans ces conditions ! Depuis peu, nous avons l’autorisation de faire venir un seul membre de la famille auprès du proche en fin de vie…Alors nous le proposons…Mais qu’en penser ? Car oui, pouvoir faire ses adieux est important, c’est surtout important que la famille puisse avoir le choix…Certains refusent…comment leur en vouloir ? Il s’agit de venir voir pour la dernière fois leur mari/femme, leur parent…leur enfant…juste une fois, alors même qu’ils n’ont pas pu venir les autres jours, qu’ils n’ont pas pu se préparer à cette issue fatale…avoir cette vision tellement traumatisante de leur proche avec des tubes partout, des perfusions, des machines tout autour…certains refusent « je préfère garder un bon souvenir de lui/elle »…d’autres viennent…mais tombent choqués à la vision violente de leur proche…d’autres enfin sont demandeurs, viennent et ressortent « apaisés comme on peut » d’avoir rencontré un médecin, d’avoir eu des réexplications de visu et non juste par téléphone, d’avoir pu voir leur proche, lui faire leur adieu, lui parler, éventuellement le toucher (mais au travers de gants et tenues de protection…) et rester jusqu’à son dernier souffle… « Par ton amour, fais-moi demeurer humble et petit devant toi. Humblement, dans le silence de mon cœur, je me donne à toi, mon Seigneur. »

Ce qui choque également…c’est que de part cette guerre sanitaire, les médecins sont considérés, mis sur un piédestal et vus comme des héros…mais quelques mois avant la crise, le personnel hospitalier était dans les rues pour dénoncer le manque de moyens, les fermetures abusives de lits alors que la population de patients ne cessent de croître, le manque de personnel…la peur au ventre de ne pas pouvoir faire leur travail humainement…le personnel dénonçait la misère dans laquelle l’hôpital plongeait…l’hôpital public se mourrait, s’asphyxiait…et tout le système de santé français allait à sa perte…Ces manifestations dénonçant les conditions de travail déplorables par le manque de matériel, le manque de temps (par manque de personnel) pour accompagner les patients, informer les familles, sauver des vies… la trouille de se faire agresser par des patients impatients, la pression exercée par les patients eux-mêmes, les procès, l’intolérance à l’erreur alors même que la médecine est loin d’être une science exacte…et que les médecins et infirmiers sont loin d’être des robots…mais sont des êtres humains, avec leur fragilité, leurs limites, leurs erreurs possibles…Qui les a entendu ? Qui les a écoutés ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Alors oui, certains voient d’un mauvais œil ce revirement soudain « héros en blouses blanches…quand ça vous arrange »…Qu’en sera-t-il après ?

Cette guerre en est bien une…le mot n’est pas mal choisi, il n’est pas surestimé ! Malgré les difficultés, un déploiement extraordinaire a dû se faire, une réorganisation complète de toute notre manière de travailler, que ce soit en réanimation, dans les unités dédiées ou pas, aux urgences, au SAMU…Une mobilisation incroyable avec des médecins/infirmiers qui viennent aider alors même que ce n’est pas leur service, par leur spécialité, qu’ils ne sont pas à l’aise avec ces prises en charge, mais qui s’adaptent, se motivent, apprennent à grande vitesse ! Au front…certes, il n’y a pas de bombes à proprement parler qui vont nous arracher un bras ou nous rendre aveugle…Mais il y a un nombre de patients gravissimes qui explose le capacitaire des hôpitaux, une exposition certaine des soignants…une contamination de ces mêmes soignants, même en prenant nos précautions…mais des situations inédites font qu’on se surexpose, car il est difficile, je dirais même surhumain, de laisser se dégrader un patient le temps de s’habiller avec les tenues, charlottes, lunettes, gants avant de rentrer dans la chambre pour faire les manœuvres nécessaires pour lui venir en aide…Et pourtant, il faut se protéger si on ne veut pas être atteints à notre tour…Parce que ce virus n’épargne personne, que des médecins/infirmiers ont déjà été infectés, ont été en réanimation…sont morts du Covid-19 ! RIP pour mes collègues concernés et leur famille ! Et je dois vous avouer, quand cette crise a commencé, la veille du confinement je rentrais d’un week-end familial. En quittant mes proches, j’ai eu l’impression de quitter « l’arrière », de monter au front…ce sentiment que je ne les reverrais pas avant longtemps…ou même peut-être pas…ce sentiment que, à mon tour, je pourrais me retrouver dans ce lit de réanimation, un tube dans la gorge, sur le ventre, mes organes qui s’épuisent un à un…et que ma mort pourrait frapper…Cette trouille de voir quelqu’un que je connais passer les portes de mon service…Personne n’est infaillible !

Le virus n’épargne personne ? Et pourtant, les enfants sont nettement moins touchés…ce qui m’amène à hypothétiser : pourquoi ce virus ? Pourquoi tous ces morts ? Pourquoi une atteinte mondiale ? Est-ce un signe ? Qu’il se nomme Dieu, Yahvé, Allah, Bouddha ou autre, tenterait-il de nous faire comprendre quelque chose ? L’Homme aurait-il surpassé sa fonction ? On parle ici d’une pandémie, d’une guerre sanitaire mondiale…Ce virus, particule microscopique, même pas considéré comme une cellule, a provoqué un arrêt planétaire de tout ce qui contribuait à détruire la planète…A lui seul, aussi infime soit-il, il a arrêté toutes activités humaines…Par cette crise, il nous fait prendre conscience de notre petitesse…que nous ne sommes finalement pas grand-chose sur cette Terre…nous avons voulu conquérir le monde, nous nous sommes sentis maître du monde…mais la réalité nous rattrape actuellement : nous ne sommes rien ! Du jour au lendemain, nous pouvons être décimés ! Le message est fort…et violent ! Pourquoi les enfants ne sont pas (ou très peu) touchés par les formes graves ? Peut-être parce qu’un enfant n’est autre que la plus grande simplicité, la pureté du cœur, l’innocence, la naïveté, l’humilité…

Ce confinement doit nous faire méditer sur notre condition humaine ! Sur tout ce qu’on s’est permis de faire sans aucun respect de la Nature, de l’environnement…Par notre égoïsme, des animaux sont en voie de disparition, la pollution s’accentue tous les jours, le réchauffement climatique est dramatique, la fonte des glaces, la disparition de certains paysages…qu’avons-nous fait ? Il serait peut-être temps de se poser sérieusement la question…de façon collective…d’arrêter de s’en moquer et de remettre à plus tard cette prise de conscience. Comme bien d’autres collègues, j’aurais préféré rester confinée, ne pas m’exposer au quotidien violent que m’impose ce virus…de méditer, surtout en cette période de Pâques…Mais c’est impossible…et finalement je réalise : tous ces soignants, si ce virus ne leur laisse aucune possibilité de se recentrer sur l’essentiel…c’est peut-être parce que cet essentiel fait déjà partie de leur Vie…faire face à la maladie, la souffrance, la mort quotidiennement, impose un certain degré d’humanité, d’humilité…l’impuissance quotidienne nous oblige à nous reconnaître…petits… « Mendiez, mendiez, l’humilité du Père ».

 Cette interdiction de contact, d’embrassade, de se prendre dans les bras…un bon moyen de se rendre compte de l’importance de ces gestes au quotidien…sur le moral, sur nos Vies… « qu’on me donne l’obscurité puis la lumière, la solitude aussi pour que j’aime les gens »…reprendre conscience que tous ces petits gestes qu’on croyait insignifiant, acquis, sans importance, sont en réalité bien plus lourds de sens qu’on le pensait.

 C’est quand même un comble que ce soit un pangolin qui soit à l’origine de cette contamination. Mammifère le plus braconné au monde pour ses écailles…espèce en voie d’extinction…si on avait respecté un peu plus la Nature, se serait-elle à ce point retournée contre nous ?

 C’est également un comble que cette pandémie se propage en cette période de Pâques…Encore une invitation à la méditation, une semaine Sainte pas comme les autres…une semaine Sainte confinées, à se recentrer sur l’humilité et l’humanité…l’humanité extrême du Christ qui donne sa vie pour nous sauver…une semaine Sainte sans fioriture, sans grande cérémonie…dans l’humilité du Christ…la fragilité de l’humain…la prise de conscience que Dieu nous a envoyé son Fils, qu’il s’est humanisé pour nous sauver…Personnellement, cette semaine Sainte, je n’ai pas pu la vivre…Les horaires anarchiques, rentrer chez soi à 20h30, avoir juste le temps de dîner, tenter de se changer les idées…tenter parce que, ne nous voilons pas la face, dans cette situation il est quasiment impossible de faire le vide de tout ce qui se vit à l’hôpital…le Coronavirus habite notre quotidien à tous, ajoutez en plus ce qui est vécu quotidiennement par le soignants…et vous obtenez un esprit en permanence centré sur cette crise, des troubles de l’endormissement, des cauchemars, des moments de « fausse » récupération sans réussir à décrocher…On s’y perd, on ne sait plus quand on travaille, l’heure qu’il est, quel jour on est, avec qui on travaille…l’épuisement est palpable…plus que palpable…il est réel…Pour cette Pâques, j’aurai passé le week-end complet à l’hôpital, comme beaucoup de personnes…et j’aurai eu bien du mal à préparer mon cheminement…j’ai vu notre Pape François seul sur cette place de la Basilique Saint Pierre, habituellement bondée de monde, le soir du vendredi Saint…cette poignée de 12 personnes, commémorant les 12 apôtres, portant la croix et cheminant vers le Christ en croix sur des textes de méditation de détenus, de familles de détenus, d’un gardien de prison, d’un prêtre accusé à tort, d’une magistrate…et dans cette poignée de personnes, un médecin, des infirmières…une émotion énorme de les voir à cette place…Une ambiance pesante dans son silence extrême…propice au recueillement…au relâchement également… et la pression vécue à l’hôpital se relâcher… « 9ème station, il tombe à terre pour la 3ème fois »… « Mon Père, mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira ».

Finalement, cette guerre sanitaire ressemble à une des plaies d’Egypte, comme un déluge, comme l’effondrement du Temple de Jérusalem…Comme une colère de la Nature, de Dieu, de la planète…comme un énorme STOP, un trop plein…avec des sacrifices… des sacrifices de vies professionnelles pour rester confinés…des sacrifices de vies personnelles pour aller soigner…des vies humaines fauchées…en particulier la Vie de nos aînés…des plus fragiles…mais également des autres…parce que ce virus nous met tous au même niveau il ne regarde pas le pays, la couleur de peau, la religion, la politique, le sexe, le niveau social…il frappe…parfois plus fort…parfois trop fort…il tape du poing sur la table pour nous secouer, nous faire atterrir de nos rêves de grandeur…Nous apprend que la vraie grandeur c’est d’être en Vie, de respirer, de sentir le vent sur notre peau, la liberté de mouvement, la santé, l’entraide…Mesurons le privilège de pouvoir se confiner sous un toit, d’avoir à manger, à boire en tournant un robinet…dans notre recherche quotidienne de toujours plus de confort, et si nous mettions notre énergie pour faire bénéficier de cette liberté et de ces privilèges à ceux qui crèvent dans les rues, même hors pandémie ?

Ce qui naît également de ce confinement, de cet « arrêt sur image » de notre monde, c’est la vision d’un monde sans l’Homme…la vision de ce que pourrait être la Vie, la Nature, sans le tourment permanent apporté par l’être humain…un ciel qui se dévoile, l’air qui se purifie, les eaux des rivières qui s’éclaircissent…la Nature reprend le dessus, en pleine période de printemps, de reproduction animale, de floraison…on assiste à un recul du réchauffement climatique, une chute de la pollution…l’Espérance d’une renaissance d’un monde meilleur et plus en harmonie avec la nature…Je suis naïve ? Probable…mais c’est beau de rêver…tel un enfant… « Car il n’est que l’Espérance pour raviver notre cœur, qui de nos plus noires souffrances, sait toujours être vainqueur ».

En écrivant ces mots, tournent en boucle les chansons de soutien écrites par des artistes, des amateurs, chantés par des enfants…et les larmes inondent mes joues…Craquer…quoi de plus important de savoir craquer dans une telle situation ? Qui peut prétendre ne pas avoir lâché une seule larme ? J’en profite pour remercier tous les travailleurs nécessaires qui continuent à se lever le matin et à assurer, toutes les personnes, particuliers et entreprises, qui se mobilisent tous les jours pour nous fournir en masques/visières, tenues de protection, charlottes, solutés hydroalcooliques, des repas bien plus agréables que les barquettes de l’hôpital, des chocolats pour Pâques, des viennoiseries le week-end, des propositions de faire nos courses, les gardes d’enfants de soignants, indispensables pour conserver les moyens humains plus que précieux, et tous les messages de soutien et les encouragements ! J’ai une chance incroyable dans cette histoire, car 1 mois avant le confinement, alors que le virus explosait en Chine et venait se pointer en Italie, je suis partie à l’aventure avec le diocèse du Havre pour un pèlerinage en Terre Sainte. Un pèlerinage pas du tout prévu sur mon planning de vacances, mais un autre s’étant annulé, et mes collègues s’arrangeant pour reprendre mes gardes (encore merci), j’ai pu partir avec ce groupe de 50-60-70 ans…sans connaître personne…Et ce que j’y ai vécu m’a portée jusque dans mon combat contre le virus ! Car là-bas, je suis revenue aux fondamentaux de ma religion…Comme un retour aux sources…J’y ai rencontré des lieux Saints, le fondement de toute la chrétienté, comme une redécouverte, un accomplissement, une concrétisation de tous les textes de l’Évangile qui m’ont été contés dans mon enfance…J’y ai aussi rencontré des gens…des personnes exceptionnelles ! Inattendu, incroyable, des Vies, des Histoires tellement touchantes, des rencontres qui marquent…une confiance incroyable…Des gens venus chercher un apaisement, venus réaliser leur rêve, venus concrétiser leur cheminement vers le Christ, des gens venus chercher des réponses…J’ai également pu échanger avec Mgr Brunin, notre évêque du Havre…Une belle rencontre, de magnifiques méditations dans lesquelles on se retrouve, sans feu d’artifice, simples et importantes…et des échanges plus personnels, également sur le professionnel, qui me sont précieux et qui me portent pendant cette crise. Ce pèlerinage et ses rencontres, c’est un précieux soutien de plus pendant cette période…

En rentrant chez moi ce soir, je me sens vidée…épuisée…et en colère, en panique ! Juste avant de quitter mon service, j’ai intubé encore un patient qui se dégradait…je repense à sa famille qui ne peut pas venir le voir, à qui j’ai annoncé par téléphone cette intubation…et je croise plusieurs personnes dans la rue, des voitures qui se multiplient, des piétons profitant du soleil, des cyclistes, des enfants, des personnes âgées…et en avançant, plus je croise de personnes, plus je panique au volant… « il faut bien se dégourdir les jambes »…Réellement ? Cela vaut-il une immobilisation de 3 semaines / 1 mois au fond d’un lit d’hôpital, seul, sans plus aucune possibilité de se les « dégourdir » ? Quelle insouciance…quelle non-écoute des alarmes qu’on hurle avec nos trippes, quel irrespect de notre travail et épuisement quotidien…Comme j’aimerais moi aussi aller me promener sur la plage, profiter du soleil, de l’air frais, aller faire de la photo, m’asseoir sur les galets…me changer les idées, décrocher de ce quotidien hospitalier si particulier…souffler…juste me vider l’esprit…m’évader…mais ce n’est pas possible ! Je ne tiens pas à contaminer d’autres personnes…et prendre le risque de les retrouver dans mon service, ou de gonfler encore le travail de mes collègues ! On ne reste pas confiné que pour soi…mais aussi pour les autres !

Le but du confinement n’est pas de réduire le nombre de personnes atteintes…mais de l’étaler dans le temps…parce que ceux qui font une forme grave sont hospitalisés, même si le pourcentage est faible, le nombre est élevé…le confinement prend son importance pour que tout patient présentant une forme sévère ait accès à une place en hospitalisation…donc pour lutter contre la saturation des hôpitaux…pour que les médecins n’aient pas à choisir qui aura accès aux soins…ou pas…et ce n’est qu’en respectant la décision de confinement de façon collective qu’on s’en sortira, quoiqu’on en pense, quelles que soit les autres solutions possibles, c’est le collectif qui importe !! Alors, s’il vous plait, par pitié, restez chez vous, respectez les décisions gouvernementales, respectez vos soignants…quand on vous parle de guerre : c’est vrai ! Quand on vous parle de catastrophe sanitaire : c’est vrai ! Quand on vous parle de pénurie : c’est vrai ! Quand on vous supplie de rester chez vous : faites-le !  Nous, soignants, on restera debout…jusqu’à tomber…LE SERMENT EST PRÊTÉ !… « Je ne suis qu’un soldat »… 

« Si tu heurtes le rocher des épreuves […]  Quand l’angoisse et les périls, le doute,  Quand la nuit du désespoir te recouvre […]

Regarde l’étoile, Invoque Marie, Si tu la suis, tu ne crains rien.

Si ton âme est envahie de colère, […] Si ton cœur est englouti dans le gouffre, Emporté par les courants de tristesse

Regarde l’étoile, Invoque Marie, Si tu la suis, tu ne crains rien. »