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Interview de Mgr Jean-Luc BRUNIN sur la loi de « séparatisme »

mardi 27 avril 2021Expression de l'évêque

Interview de Mgr Jean-Luc BRUNIN sur la loi « conforter le respect des principes de la république »

Réponses données par Mgr Brunin lors de l’interview donnée le 22 mars 2021 dans le cadre de l’émission sur RCF 76 «Regards politiques». L’émission réunissait Madame Agnès CANAYER, Sénatrice, membre de la Commission des lois, et l’évêque du Havre.

 

RCF : Pour commencer je voudrais rappeler le contexte de la loi. Celle-ci fait suite aux événements violents qui ont marqué notre pays, notamment le meurtre de Samuel Paty et qui démontrent une volonté de « séparatisme » de certains membres de notre communauté nationale. L’islamisme est clairement visé. Mais il n’était guère possible de faire une loi spécifique contre l’islamisme. Aussi la loi peut apparaître un peu comme « attrape tout », car elle concerne tout à la fois les associations, les cultes, les familles, les services publics, les maires et encore les réseaux sociaux. Nous allons revenir sur certains de ces sujets. C’est en fait tout l’équilibre entre sécurité et liberté qui est posé, et certains craignent la remise en cause de la laïcité telle que définie par la loi de 1905 et confortée par la jurisprudence du Conseil d’État. 

(Cliquez sur la question pour lire la réponse de Mgr Brunin)

Sans entrer immédiatement dans les mesures envisagées, pouvez-vous nous dire votre sentiment très général sur la période que nous vivons et l'opportunité de ce nouveau texte législatif ?

Mgr Brunin : Le constat est facile à faire : nous vivons dans une société où la violence se déchaîne car nous sommes devenus incapables de nous supporter mutuellement. Or, une société n’est harmonieuse que dans la mesure où les groupes humains qui partagent un espace commun s’efforcent de l’aménager pour l’habiter ensemble. A partir du moment où les processus collaboratifs du « faire société » se grippent, on dérive vers des attitudes d’exclusion, de stigmatisation et de violence.

La loi qui vise à « conforter le respect des principes de la République » est bonne dans la mesure où elle garantit le fonctionnement de processus intégrateurs de tous les habitants, quelle que soient leur appartenance et leur origine. Une telle loi dite « contre les séparatismes » doit pouvoir conforter les démarches d’interconnaissance et de collaboration de toutes les personnes et les groupes humains appelés à partager un espace commun. Ce que les sociologues appellent l’urbanité. Mr Macron reconnaissait d’ailleurs dans son discours aux Mureaux, le 2 octobre dernier : « nous avons construit notre séparatisme, nous avons ghettoïsé ».

Malheureusement, si le projet de loi suscite tant de débats et d’opposition, c’est qu’il laisse penser – à tort ou à raison – qu’il organise une stigmatisation d’un groupe humain particulier. Le Président s’en défendait dans le même discours aux Mureaux : « nous ne devions pas nous laisser tomber dans le piège de l’amalgame tendu par les polémistes et les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans ».

Comment le projet de loi présenté peut-il rassurer les uns et les autres en valorisant positivement les mécanismes intégrateurs et la valorisation des spécificités ? Le piège à  éviter, est celui d’essentialiser le séparatisme. Il est le résultat de processus socio-économiques et religieux complexes. Il est nécessaire que la loi vise à corriger les dysfonctionnements institutionnels, autant qu’à vouloir appliquer un traitement particulier à tel ou tel groupe désigné.

RCF : Un certain nombre de mesures a pour objet d’étendre la neutralité de l'État en visant les fonctionnaires et en créant une sorte de règle de « discrétion religieuse » dans l'espace public, ce qui revient en quelque sort à rendre la laïcité supérieure à la pratique religieuse, sans que la signification de la laïcité en soit pour autant vraiment éclaircie. Cela repose la question du voile et des signes religieux. Pouvez-vous nous faire le point de cette question. Où en sommes-nous ? Que faut-il interdire ou pas ? Comment appliquer la loi ?

Mgr Brunin : Je veux d’abord affirmer fortement que la laïcité est absolument nécessaire à une vie sociale harmonieuse. Il n’a y a pas besoin de laïcité lorsqu’une population et ses référents socio-culturels et religieux sont homogènes. Nous sommes, que nous le voulions ou non, dans une société pluraliste et un monde globalisé. La globalisation recompose le local (que ce soit à l’échelle d’un quartier, d’une ville, ou d’une nation) sous l’effet du transnational que permettent les moyens de communication instantanée. Cela a conduit généralement à vider la citoyenneté responsable de sa capacité d’action. 

Avec ce sentiment que tout nous échappe, que nous n’avons pas barre sur notre avenir, vient le temps des frustrations, des revendications catégorielles face aux autres qui sont perçus comme des menaces. Nous sommes dans le temps des identités crispées qui barrent les possibilités de rencontres et de dialogue pour une co-construction de notre vie en société. Dans l’espace social, la laïcité permet à tous d’accéder à une citoyenneté responsable, « qu’on croit au ciel ou qu’on n’y croit pas ! ». Cela signifie qu’aucune instance religieuse, aucune institution confessionnelle ne peut prétendre régir l’espace social.

Voilà ce que doit garantir la laïcité lorsqu’elle ne se dégrade pas en laïcité d’évitement et d’exclusion. Certains groupes politiques veulent la tirer dans ce sens. Il est urgent de mettre en place une laïcité coopération. Si la loi travaillait à définir positivement la laïcité en ce sens, ce serait bien. Plutôt que de chercher à lutter contre, il faut entrer dans une démarche du promouvoir pour construire ensemble. N’étant pas naïf, je sais que des postures radicalisées et des entreprises séparatistes sont à l’œuvre et doivent être combattues, mais la loi serait plus performante si elle comportait un volet plus positif et constructif.   

RCF : Les débats parlementaires ont été assez houleux au sujet des pouvoirs respectifs des maires et des préfets au sujet des mises à disposition de salles ou des subventions accordées. Certains parlementaires voulaient même interdire aux élus de participer à toute cérémonie religieuse. Comment voyez-vous les limites à l'action des élus face à ces questions ?

Mgr Brunin : Nous sommes au niveau du respect de l’ordre public. Celui-ci est nécessaire pour garantir l’espace de neutralité qu’est la laïcité. Il est de la responsabilité de l’Etat de veiller à ce que des discours n’inoculent pas ou n’entretiennent pas des attitudes d’évitement de l’exercice de la citoyenneté des individus et surtout, de haine à l’encontre de la société ou d’un groupe humain particulier au titre de son appartenance sociale, culturelle ou religieuse.

RCF : De nouveaux délits sont prévus pour protéger les fonctionnaires. Les menaces ou intimidations de la part des usagers seront sanctionnées, de même que les pressions ou les insultes. On a également créé un délit de mise en danger d'autrui par diffusion d'informations relatives à sa vie privée ou professionnelle permettant de l'identifier ou de le localiser. Pensez-vous que la création d'un nouveau délit est de nature à freiner l'action des fanatiques ?

Mgr Brunin : Le texte de loi vise à renforcer la neutralité et le principe de laïcité chez les agents du service public. Cela répond à certains phénomènes de radicalisation constatés au sein même des administrations, même au sein de la police.

Dans une perspective de protection des agents du service public, des sanctions sont prévues contre toute menace, intimidation ou divulgation d’informations permettant de les identifier et de les localiser. L’attentat contre des policiers  en face de leur domicile en région parisienne et l’assassinat de Samuel Patti fondent ce durcissement. Même si ces mesures ne peuvent freiner l’action de personnes fanatisées, elles doivent pouvoir renforcer la vigilance et fonder la réaction rapide à l’égard de toute attitude insultante ou agressive à l’égard des agents du service public.

RCF : La loi institue un contrat d'engagement républicain pour les associations recevant des subventions. Par ailleurs des contraintes nouvelles vont peser sur les associations recevant des dons qui devront faire des déclarations administratives nouvelles. Ne pensez-vous pas qu’en voulant contrôler les financements étrangers de quelques associations, on impose une usine à gaz à toutes les associations ?

Mgr Brunin : Il est normal de demander aux associations sollicitant des subventions publiques de s’engager dans un pacte de bonne conduite pour respecter les principes et les valeurs de la République dont font partie la dignité de la personne humaine, le principe d’égalité, notamment entre hommes et femmes, le principe de fraternité et le rejet de la haine.

Par contre, les déclarations administratives supplémentaires risquent de freiner et de limiter la dynamique associative. Les lourdeurs administratives découragent déjà beaucoup de bénévoles. J’ai constaté dans les dispositifs de la Politique de la Ville combien ces exigences administratives disqualifiaient des petites associations dont les actions portées par des habitants, la plupart du temps bénévoles, faisaient vivre une authentique implication dans des projets définis à partir de leurs besoins réels. Seules les grosses structures d’animation sociale et/ou culturelle, disposant de salariés, pouvaient satisfaire aux exigences administratives lourdes. Aggraver encore la lourdeur des déclarations administratives serait contre-productif à l’égard de la vitalité des petites associations qui permettent une authentique vitalité dans le tissu social, notamment dans les zones les plus difficiles. Ce serait l’éducation populaire comme chemin de citoyenneté responsable, qui serait ainsi compromise.

Sur la question des financements étrangers, il est normal de vérifier qu’ils n’imposent pas aux associations dans notre pays, ni un contrôle hétérogène, ni une allégeance idéologique aux sources de financements.

RCF : On cherche à lutter contre certaines pratiques identitaires ou religieuses afin de favoriser l'intégration. On pense aux femmes exclues d'un héritage, aux certificats de virginité délivrés par des médecins, à la lutte contre les mariages forcés. Cela ne devrait guère faire l'objet de contestation. Mais aujourd'hui la question des discours haineux sur les réseaux sociaux est également posée. Qu'est-ce qui va changer ? Peut-on vraiment agir efficacement dans ce domaine ?

Mgr Brunin : Il semble que le contrôle de ce qui s’écrit et se montre sur les divers réseaux sociaux, soit difficile voire même impossible. Comment, à l’échelon d’un pays, exercer un contrôle et une régulation sur les systèmes de communication devenus transnationaux ?  C’est bien si la loi définit des mesures de contrôle sur ce qui circule sur la toile. Mais il est aussi important de promouvoir une éducation à l’utilisation des réseaux sociaux. La part éducative est essentielle à côté des mesures de contrôle et de répression.

RCF : Les religions sont directement visées par certaines mesures. Les préfets pourront décider la fermeture des mosquées radicales. Par ailleurs la loi semble vouloir encadrer les cultes. La police des cultes devrait être renforcée. Les religions veulent, de leur côté, résister à l'emprise de l'État sur leur fonctionnement. Comment va-t-on trouver le juste équilibre ? Et est-ce que, finalement, celle loi ne consacre pas la prééminence de l’Etat sur le religieux dans tous ses domaines ou à peu près ?

Mgr Brunin : L’organisation actuelle des cultes en France est le produit d’une histoire qui a son fondement dans la loi 1905. Contrairement aux cultes israélite, luthérien et réformé, l’Eglise catholique n’a pas accepté de se placer sus la loi de 1905. Son opposition a conduit à l’adoption de la loi du 2 janvier 1907 qui autorise, par exception au régime de 1905, l’exercice public d’un culte par voie de réunions tenues sur initiatives individuelles dans le cadre de la loi du 30 juin 1881 sur la liberté de réunion ainsi qu’au moyen d’associations régies par la seule loi du 1er juillet 1901. Ce ne sera qu’à la suite d’un échange de lettres entre le Président Poincaré et le Nonce Mgr Ceretti entre 1923 et 1924, que l’Eglise catholique trouvera son organisation définitive dans le cadre d’associations diocésaines dotées de statuts-type qui seront jugés,  par un avis du Conseil d’Etat du 13 décembre 1923, compatibles avec la loi de 1905.  

L’Eglise catholique est gênée par le dispositif de la loi qui prévoit que le préfet établisse un « constat de qualité cultuelle » à renouveler tous les 5 ans. Cela nous semble attentatoire à au principe de séparation qui veut que la République ne reconnait ni ne subventionne aucun culte. Les associations diocésaines existent depuis longtemps et n’attendent pas des pouvoirs publics la délivrance d’un label cultuel. 

Par ailleurs cette loi établit ce qui s’apparente à une sorte de police des cultes, notamment par la surveillance des propos tenus dans le cadre des cultes. Pourra-t-on encore émettre des réserves sur des dispositifs législatifs touchant aux questions bioéthiques ou sociétales (avortement, aide au suicide assisté, réglementation pour les migrants …) sans être menacés de fermeture ? Ce projet de loi nous inquiète sur ce point car il pourrait être utilisé à l’avenir par des régimes liberticides ou antireligieux.

RCF : Les médias ont beaucoup évoqué la question des élèves qui ne fréquentent pas l'école et reçoivent une formation scolaire totalement privée hors contrat. La polémique est-elle close ? Comment la question sera-t-elle finalement tranché ?

Mgr Brunin : Il me semble qu’il faille distinguer deux manières d’exercer la liberté d’enseignement : la dimension familiale et celle liée au caractère propre tel que défini par la loi Debré en décembre 1959.  La famille doit pouvoir juger que l’enfant marqué par des fragilités de santé ou des difficultés psychologiques, serait mieux pris en charge par une scolarisation familiale. Cela doit se faire en recueillant l’avis d’experts médicaux et psychologues.

Je suis plus réservé quant à une formation scolaire hors contrat qui se mettrait en place sur des bases essentiellement confessionnelles. Une scolarisation sur base confessionnelle ferait courir le risque pour les jeunes, d’une socialisation amputée de sa dimension d’ouverture à d’autres.

Dans une société marquée par le pluralisme culturel et religieux, on doit apprendre à construire son identité personnelle et sociale dans une dynamique d’ouverture aux différences. L’enseignement catholique qui exerce une liberté d’enseignement dans le cadre d’un contrat d’association avec l’Education nationale, articule à la fois le caractère propre lié à la foi catholique et l’exigence d’accueil de tous les élèves. Il ne peut y avoir de sélection confessionnelle ou religieuse.  Ce serait prendre le risque d’une socialisation mal ajustée.

RCF : On voit bien qu’avec cette loi, c’est l’islam radical qui est directement visé, comme nous l’avons déjà constaté au début de cette émission. Mais les autres cultes sont, par ricochet, eux aussi visés. Pour conclure cette émission, peut-on dire, Père Brunin, qu’il devient suspect d’être croyant dans la France d’aujourd’hui ?

Mgr Brunin : Cette loi, pour les raisons que j’ai déjà évoquées, jette une suspicion sur la liberté d’expression religieuse et d’organisation du culte. Je suis vraiment inquiet des dérives que cette loi, si elle était votée en l’état, peut générer.

Nous ne sommes pas dupes que certains courants politiques voient dans cette loi contre le séparatisme, au-delà d’un contrôle renforcé et légitime d’un islamisme politique et de ses officines luttant contre les principes républicains, une manière de marginaliser un peu plus la présence des religions dans l’espace social. Or, je suis persuadé qu’une telle attitude de reflux du religieux dans la sphère privée, est mortifère pour notre société et son avenir. La loi de 1905 a été pendant plus d’un siècle, un point d’équilibre et un facteur d’apaisement entre l’Etat et les religions. S’il est nécessaire de réagir à des dérives séparatistes, veillons à ne pas rompre ce point d’équilibre.

Les religions sont doublement nécessaires comme l’entend la double étymologie du mot. Religion, c’est relire et relier. L’appartenance religieuse invite au « retour sur soi » pour examiner de façon critique, à partir d’une référence transcendante, la façon de se comporter avec les autres. L’appartenance religieuse permet aussi de se relier aux autres pour prendre en charge l’espace social que tous partagent. L’appartenance religieuse, quand elle n’est pas pervertie et dévoyée, porte en elle une dynamique d’ouverture universelle. C’est un véritable antidote du séparatisme.